Interview - Wolfgang Gust

le 23 juillet 2008

Interview - Wolfgang Gust

« Il est possible que la responsabilité de l’ordre de déportation générale de 1915 incombe à l’Allemagne. » par Toros Sarian

Toros Sarian:

Vous avez récemment découvert de nouveaux aspects dans les relations germano-turques. Quelle est leur nouveauté ?

Wolfgang Gust:

A mon grand étonnement, il est maintenant clair que dès le 2 août 1914, l’alliance secrète germano-turque n’était pas simplement le pacte militaire que les historiens considéraient comme tel. Ce fait n’était pas connu de l’opinion car l’alliance était top secrète et fut traitée en conséquence. En pratique, il s’agissait d’une alliance avec la Triple Alliance. Un autre pacte fut ensuite signé par l’Autriche-Hongrie. Mais cela resta secret au point que même l’Italie, membre de la Triple Alliance, n’en fut pas informée.

Toros Sarian:

Si ce pacte était autant secret, comment l’avez-vous découvert ?

Wolfgang Gust:

Il fut longtemps secret, mais a été publié à des fins de recherche il y a quelques années. Il fut peut-être analysé dans certains articles spécialisés et étudié d’un point de vue juridique ou militaire, mais concernant le génocide arménien les dispositions les plus importantes n’avaient jamais été rendues publiques.

Toros Sarian:

Vous pouviez donc dès lors avoir accès à ce pacte.

Wolfgang Gust:

Oui, mais je me concentrais sur la correspondance diplomatique en n’abordant que les aspects militaires.

Toros Sarian:

Quels étaient les points devant rester secrets ?

Wolfgang Gust:

Le point le plus important, sans aucun doute, était que la Turquie a très probablement confié le haut commandement de son armée à l’empire allemand.

Toros Sarian:

L’on savait jusqu’ici que les Allemands avaient joué un rôle important dans l’armée turque. Qu’y a-t-il de nouveau ?

Wolfgang Gust:

Le fait nouveau est que les Allemands ne voulurent pas seulement un pacte militaire, mais aussi le haut commandement de l’armée turque. Ce que la Turquie accepta dès le début et ce durant toute la Première Guerre mondiale.

Toros Sarian:

De quelle manière ce transfert de pouvoir est-il formulé dans le pacte ?

Wolfgang Gust:

Il se manifeste dans l’article 3 du pacte. Je dois cependant expliquer certaines choses pour le clarifier. L’article 3 de cet accord, dans le projet rédigé en allemand, stipule : « Pour la continuation de la guerre, la Mission militaire allemande assumera le haut commandement sur l’armée turque. » Cette formulation sembla si abrupte même pour le chancelier Bethmann Hollweg qu’il écrivit ce qui suit sur le document remis à l’empereur d’Allemagne : « Je doute que l’article 3, rédigé aussi abruptement, soit acceptable pour la Turquie. Peut-être la formule « assure de fait (souligné par le chancelier) l’exercice du haut commandement à travers la Mission militaire » suffirait-elle. » A son grand étonnement, l’ambassadeur d’Allemagne, Hans von Wangenheim, télégraphia à Berlin que le Grand Vizir Said Halim acceptait les articles 1 à 4, mais trouvait le 5e inacceptable. L’article 5 stipulait que le pacte ne serait pas valable si le conflit austro-serbe ne conduisait pas à une guerre entre l’Allemagne et la Russie. Or le gouvernement turc craignait évidemment une attaque russe et voulait désespérément éviter que dans ce cas, l’Allemagne ne retire sa Mission militaire, ses officiers et ses troupes. L’Allemagne modifia donc l’article 3 et proposa la formulation suivante : « L’Allemagne maintient en cas de guerre sa Mission militaire en Turquie. La Turquie s’assure du véritable (souligné par l’Allemagne) exercice du haut commandement à travers la Mission militaire. » L’expression fut reprise dans la version finale du pacte, rédigée néanmoins en français : « une influence effective sur la conduite générale de l’armée », expression plus douce que le projet originel en allemand. Au moyen de l’expression « conduite générale de l’armée », les Turcs réussirent à faire en sorte que toute cette formulation laissât ouverte son interprétation. L’article 3 inclut alors la clause suivante : « conformément à ce qui a été convenu entre Son Excellence le Ministre de la Guerre et Son Excellence le Chef de la mission militaire ». Cela conformément aux accords passés entre le ministre de la Guerre Enver Pacha et le chef de la Mission militaire allemande, Liman von Sanders. Afin de lever le moindre doute qu’au moyen de cette formule, les Turcs ne puissent s’écarter des volontés allemandes, Hans von Wangenheim écrivit au-dessous de la version finale du pacte adressée en retour : « La Turquie souhaite cette formulation, compte tenu du fait que le sultan est le commandant suprême de l’armée turque. Liman von Sanders m’a officiellement informé être parvenu à un accord détaillé avec le ministre de la Guerre Enver, au terme duquel le véritable (souligné par Wangenheim) haut commandement est confié à la Mission militaire », exactement comme Berlin le demandait.

Toros Sarian:

La phrase décisive semble donc être celle de Wangenheim.

Wolfgang Gust:

Tout dépend de l’interprétation de l’expression « influence effective », à savoir l’exercice de fait du pouvoir militaire le plus élevé. Dans les traités internationaux habituellement concis, ce genre de litote est souvent d’une importance décisive. Ce sont en pratique des clauses du contrat. Et lorsque Wangenheim parle de ce dont l’a officiellement informé Liman von Sanders, cela équivaut à un engagement ferme.

Toros Sarian:

Quel était exactement l’accord additionnel entre Liman et Enver ?

Wolfgang Gust:

Je l’ignore. Si j’avais cette information, l’interprétation de cet accord serait beaucoup plus aisée. Ce document sera peut-être retrouvé un jour. Le véritable texte de l’alliance demeure ainsi très vague et peut être interprété comme l’a été cette affaire jusqu’à maintenant : à savoir un partenariat militaire très étroit. Et pourtant la nature des articles du contrat renvoie à une réalité totalement différente.

Toros Sarian:

Selon vous, les Allemands de la Mission militaire pouvaient donner des ordres, et même l’ordre de déporter les Arméniens ?

Wolfgang Gust:

C’était possible, sans être nécessairement le cas, et nous n’avons pas de preuve à l’appui. Jusqu’à maintenant, seul un officier allemand – le lieutenant-colonel Böttrich - signa des ordres de déportation d’Arméniens pour qu’ils travaillent sur le chemin de fer du Bagdad. Or si les Allemands avaient l’armée sous leur commandement, conformément à la « conduite générale » de l’armée, ils furent donc responsables des ordres donnés à cette armée concernant les questions militaires.

Toros Sarian:

Entre autres, les ordres concernant la déportation des Arméniens ?

Wolfgang Gust:

En principe, oui. Mais à une condition importante. Ces ordres devaient avoir des motifs militaires. Les décisions politiques intérieures n’étaient pas concernées et étaient du ressort de la gendarmerie turque, laquelle dépendait du ministre de l’Intérieur, à savoir Talaat Pacha.

Toros Sarian:

Néanmoins les ordres de déportation que nous connaissons furent donnés par l’armée turque ?

Wolfgang Gust:

Il est possible que la responsabilité de l’ordre de déportation générale de 1915 incombe à l’Allemagne. Jusqu’à maintenant les historiens estimaient que les Allemands avaient conseillé la déportation des Arméniens en dehors de la zone de guerre. Or maintenant on peut voir plus qu’un ordre dans ce conseil, même si l’ordre émanait et était signé par un officier turc.

Toros Sarian:

Ce fait donnerait raison à ceux qui ont toujours affirmé que les Allemands avaient toujours voulu la mort des Arméniens ?

Wolfgang Gust:

Sur ce point, il faut être très prudent. Dans la correspondance [diplomatique] allemande, j’ai remarqué à plusieurs reprises que les notes de protestation allemandes au sujet du génocide concernaient non tant les déportations en elles-mêmes que la manière avec laquelle elles étaient conduites. Il se peut que quelques conseillers militaires aient exprimé d’autres opinions. Nous savons que certains officiers allemands haïssaient les Arméniens. Globalement, j’ai le sentiment que les Allemands soutenaient ou du moins toléraient les déportations, et non la mise à mort des Arméniens, excepté bien sûr une ou deux exceptions que nous connaissons.

Toros Sarian:

Déportation ne serait-ce pas l’autre mot pour dire l’anéantissement des Arméniens ?

Wolfgang Gust:

Du point de vue arménien, je peux comprendre pourquoi les Arméniens voient ainsi les choses. Le génocide qui a frappé les Arméniens en 1915/1916 fut un événement horrible à l’époque. Mais d’un autre côté, les déportations étaient chose fréquente, pas seulement à l’instigation des Allemands. Or les Allemands donnèrent un triste exemple lorsqu’en 1914 ils déportèrent des Français et des Belges par dizaines de milliers. Cet événement fut suivi de près par les Turcs et le ministre de l’Intérieur Talaat était bien informé. Et l’on peut se demander ce qu’il serait arrivé aux Polonais si l’Allemagne avait gagné la Première Guerre mondiale. Nous en aurions probablement déporté ou, si l’on préfère, pour employer un mot moins menaçant, expulsé un grand nombre. En Allemagne, certains songeaient même à donner ces territoires, libérés par les déportations, aux vétérans de guerre. Cette idée de notre empereur Guillaume II souleva un grand enthousiasme. Même Johannes Lepsius, grand ami des Arméniens, n’avait en principe rien contre les déportations des Arméniens en tant que telles, sinon la pratique turque qu’il nota de tuer ceux qui étaient déportés.

Toros Sarian :

Les Jeunes Turcs affirmaient déjà pendant la guerre que c’étaient les Allemands qui avaient lancé l’idée du génocide.

Wolfgang Gust:

Ces accusations se présentent immédiatement à l’esprit, et je les ai souvent considérées comme une simple propagande turque. C’était probablement exact dans la plupart des cas, mais nous ignorions alors l’existence du pacte secret, lequel situe maintenant ces accusations dans un contexte différent. En outre, nous avons des preuves qui montrent que les Arméniens soupçonnaient les Allemands de vouloir les tuer, preuves aisément compréhensibles à l’heure actuelle. Entre 1894 et 1896, plus particulièrement, les Allemands ne s’inquiétèrent guère du sort des Arméniens, de même qu’en Cilicie en 1909. Néanmoins, beaucoup d’Allemands eussent préféré conserver les Arméniens en tant que sujets industrieux, ambitieux et intelligents d’une colonie allemande ou, pour être plus explicite, comme des esclaves parfaits d’une colonie. Point de vue partagé par des gens allant de Paul Rohrbach à l’ambassadeur Hans von Wangenheim.

Toros Sarian:

Pourquoi est-ce si important pour nous de savoir si les Allemands furent responsables des déportations, alors qu’en réalité, pour les Arméniens, c’était le début de la fin ?

Wolfgang Gust:

Je ne suis ni avocat ni expert en droit international ou militaire. Mais il est étrange que voir l’argumentation allemande se référer en permanence aux bataillons arméniens combattant du côté russe et à des actes de sabotage commis par des Arméniens turcs au service des Russes. Cela ressemble beaucoup à des « considérations militaires », donc du ressort de l’armée et, selon le pacte secret, de la responsabilité des Allemands. La situation s’éclaire bien davantage si l’on considère les actions menées en dehors de la zone frontalière turque. Je veux parler des attaques turques dans le Caucase et de l’anéantissement de milliers d’Arméniens lors de cette offensive et ce jusqu’à la fin de la guerre. Le pacte secret resta valable, après bien des navettes, du début de la guerre au 31 décembre 1918. Turcs et Allemands peuvent donc être incriminés au sujet des événements du Caucase avant cette date.

Toros Sarian:

Quelle était la véritable raison de l’alliance allemande avec la Turquie, compte tenu que la Turquie avait perdu les guerres balkaniques ?

Wolfgang Gust:

L’empire allemand n’avait pas véritablement intérêt à conclure ce pacte. Les diplomates allemands, de Wangenheim au Secrétaire d’Etat Jagow et au chancelier, s’étaient prononcés contre une alliance. A leur avis, la Turquie resterait militairement faible pour de nombreuses années et demeurerait un partenaire peu fiable, nuisible à l’Allemagne et à la Triple Alliance.

Toros Sarian:

Comment les choses se sont-elles passées ?

Wolfgang Gust:

En fait, c’est le ministre turc de la Guerre qui a insisté. Il proposa son armée comme s’il s’agissait d’une marchandise à vendre. Enver, Talaat, et en marge le Grand Vizir, étaient impatients. Ce qui explique pourquoi des concessions furent sans cesse accordées. Au début, ils ne proposèrent aux Allemands qu’un quart de leur armée. Comme les Allemands déclinèrent l’offre, les Turcs proposèrent davantage, jusqu’à ce qu’enfin l’empereur ordonne à Wangenheim de prendre en compte ces offres et d’accepter le contrôle de l’armée turque. Là encore, Wangenheim fit tout son possible pour empêcher cette alliance, encouragé en ce sens par son homologue austro-hongrois à Constantinople, le margrave Pallavicini.

Toros Sarian:

Pourquoi, selon vous, le régime des Jeunes Turcs accordait-il autant de valeur à une alliance avec l’Allemagne ?

Wolfgang Gust:

Je pense qu’ils voulaient une protection contre la Russie. Leur régime craignait la Russie plus que tout autre pays. Espérons que les chercheurs mettent cela au jour. Il se peut qu’ils voulussent simplement neutraliser la Russie par rapport à leur important allié arménien. Qui sait ? Les plans d’anéantissement des Arméniens étaient peut-être déjà prêts dans l’esprit des dirigeants, sinon dans les officines ministérielles, avant même 1914, l’objectif étant de trouver un partenaire qui puisse tolérer la mise en œuvre de leur plan. Naturellement, en tant qu’allié de l’Entente, ils estimaient impossible de justifier le génocide. Quoi qu’il en soit, la dernière phrase que nous connaissons du chancelier montre clairement son dégoût à l’égard des Arméniens, laissant ouverte cette question jusqu’à ce que les archives turques soient accessibles. Alors peut-être connaîtrons-nous la vérité.

Wolfgang Gust (né en 1935 à Hanovre) est journaliste, écrivain et historien allemand, rédacteur en chef du magazine Der Spiegel.

Il a suivi des études romanes à Fribourg, Bonn et Toulouse (France) et commerciales à Hambourg. A partir de 1965, il intègre un magazine d’information, tout d’abord dans le domaine économique, puis en tant que rédacteur étranger. Depuis 1993 il travaille comme journaliste indépendant et écrivain.
Parmi ses ouvrages, Le Génocide arménien et le pouvoir du sultan et Histoire de l’empire ottoman, tous deux publiés par l’éditeur Carl Hanser.

Gust a étudié les documents publiés en 1919 par le pasteur protestant Johannes Lepsius et publié des archives issues du ministère allemand des Affaires étrangères, d’où il conclut que dans de nombreux documents, au moyen d’omissions et de falsifications, la responsabilité allemande sur le génocide arménien a été dissimulée.

En mars 2000, il a publié en intégralité les documents originaux, y compris leur traduction anglaise sur le site armenocide, en collaboration avec son épouse.
Trois ans plus tard, il a publié plusieurs centaines d’autres documents issus du ministère allemand des Affaires étrangères sur ce même site.
En 2005, une sélection des documents les plus importants a été intégrée à son ouvrage Le Génocide arménien 1915-1916.

Ouvrages

  • Der Völkermord an den Armeniern : Die Tragödie des ältesten Christenvolks der Welt [Le Génocide arménien : tragédie du plus ancien peuple chrétien au monde], Hanser Verlag, 1993
  • Das Imperium der Sultane. Eine Geschichte des Osmanischen Reichs [Le Pouvoir du sultan. Histoire de l’empire ottoman], Carl Hanser Verlag, 1995
  • Der Völkermord an den Armeniern 1915/16. Dokumente aus dem Politischen Archiv des deutschen Auswärtigen Amts [Le Génocide arménien 1915/16. Documents issus des archives politiques du ministère allemand des Affaires étrangères], Verlag zu Klampen, 2005

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